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« Temps mêlés » est une revue littéraire belge qui a paru de 1952 à 1977.

Proche des surréalistes, « Temps mêlés » fut une revue décalée qui édita plusieurs numéros sur des artistes eux mêmes souvent décalés.

C’est ainsi qu’à l’initiative d’Anatole Jakovsky, grand admirateur d’André Demonchy, un numéro spécial fut dédié en 1962 à notre peintre naïf.

Il s’agit des numéros 57-58 tirés à 250 exemplaires, avec une préface de Max-Pol Fouchet. Il contient, outre des reproductions de ses œuvres, quelques pages d’Anatole Jakovsky présentant l’artiste ainsi qu’une autobiographie de Demonchy.

André demonchy par lui-même

"Je suis né le 14 Septembre 1914 à Paris, rue de la Convention, dans le 15e arrondissement et j'y suis resté jusqu'en 1918, l'année où mes parents sont morts à la suite d'un bombardement de banlieue.

L'Assistance Publique m'a pris alors à sa charge et m'a placé en nourrice dans un petit pays qui s'appelle Tharoiseau, à quatre kilomètres de Vézelay, dans l'Yonne. J'avais donc quatre ans et j'étais vraiment bien vu et bien nourri par mes parents nourriciers, surtout par mon père, et déjà j'adorais dessiner, j'aurais même bien voulu apprendre la musique, mais mes pauvres parents nourriciers n'avaient pas beaucoup d'argent et ne pouvaient pas me payer de leçons. Pour comble de malchance, quatre ans après, mon père nourricier, maçon de son métier, tomba un soir de tempête de neige (à 7 heures) dans un fossé plein d'eau parce qu'il ne voyait pas clair. Il put s'en retirer, mais attrapa un chaud et froid et mourut huit jours après. Je restais donc seul avec ma mère nourrice qui a eu un grand chagrin, ainsi que moi, d'ailleurs, car je l'aimais beaucoup, également.

Des années ont passé, et, ma foi, quand j'ai eu mes 13 ans, ma mère nourrice ne pouvant plus me garder, l'Assistance Publique m'a mis dans une ferme à Saint-Père. Là, changement de décor. Mes patrons ne pouvaient pas me sentir. Ils me faisaient lever à 4 heures du matin pour aller soigner les vaches et les chevaux ; après quoi il fallait encore travailler dans les champs. Au repas de midi, on ne me donnait qu'une seule fois de la viande avec des légumes et il ne fallait pas que j'en redemande, car la patronne me répétait sans cesse que je mangeais plus que je ne gagnais. Je gagnais pourtant à cette époque, je veux dire en 1927, 45 francs par mois. Le soir, après le repas, il fallait que je scie du bois à la lumière d'une lanterne, comme ça, jusqu'à 10 heures. En plein hiver, on me faisait casser de la glace pour y laver les pommes de terre. J'avais mes mains pleines d'engelures, complètement en sang, mais si j'avais le malheur de me plaindre, mon patron me giflait pour me remettre de mes douleurs. Je me suis sauvé du reste par deux fois, malheureusement le directeur de l'Assistance Publique me forçait de retourner chez mes patrons. Je peux même dire pourquoi, car de ce temps-là il y avait des dessous de table, autrement dit mes patrons lui donnaient un poulet ou du beurre, et, évidemment, il n'y avait rien à faire.

Plus tard, n'en pouvant plus, je me suis sauvé pour la troisième fois, mais cette fois à Avallon. Je suis allé à pieds chez le directeur (il y avait 13 kilomètres de Saint-Père à Avallon) et là il s'est quand même décidé de me mettre dans une autre ferme, dans un pays qui s'appelle Provency. Là-bas, j'avais à peu près de quoi manger, mais question du boulot, il fallait en fournir. Comme ils ne voulaient pas me payer assez, je n'y suis resté qu'un an. De là je suis allé à Vassy-Etaule à 4 kilomètres d'Avallon. Là aussi j'avais assez à manger, mais question du travail, c'était vraiment trop dur. Ensuite je suis allé à Savigny-en-Terre-Pleine, à 18 kilomètres d'Avallon et pour une fois j'y ai trouvé des patrons très gentils avec moi. Néanmoins, je suis reparti au bout d'un an parce qu'ils ne voulaient pas me payer plus cher. Je suis allé donc à Sainte-Magnance, sur la route qui va à Saulieu, Lyon, Nice, etc. Alors là, j'étais comme un fils de la maison, d'autant plus qu'ils avaient justement un fils de mon âge et c'est avec lui que j'ai passé mon conseil de révision à Carré-les-Tombes. Une fois encore mes patrons ne voulant plus m'augmenter, je les ai quittés et finalement je suis allé à Athie, petit pays pas loin de l'Ile des Sereins, qui, elle, est très connue. C'était ma dernière place dans l'Yonne. De là, je suis parti au régiment pour deux ans.

Je peux bien dire également que partout où je suis passé dans les fermes, je me faisais toujours disputer à cause de la maladie que j'ai de faire des dessins sur les portes des granges, de la cave ou même sur les murs.

A l'armée, 2 mois à Haguenau, en Alsace, puis on m'a envoyé sur la Ligne Maginot pour poser des barbelés et des rails antichars. Puis c'était Strasbourg et Lauterbourg où malgré les travaux que l'on avait à faire, j'ai passé les meilleurs moments de ma jeunesse...

Sorti du régiment, j'ai changé de pays et je suis allé dans une ferme dans la Beauce. Ah, pardon ! là tout marchait à la cloche. Autrement dit le réveil à 6 heures du matin, le déjeuner, et on partait dans les champs jusqu'à midi ; la cloche sonnait à midi juste. Une fois que j'ai quitté mon travail à midi moins cinq, le patron m'a renvoyé aux champs pour ces cinq minutes.

La même chose pour la soupe. Je n'y suis resté que trois mois, car j'en avais assez de la culture, d'autant plus que j'ai failli y laisser ma peau. Un jour j'allais avec mon cheval et une

charrette dans un bois, et le cheval qui était jeune et craintif de tout s'est emballé et fonça dans un fossé m'y entraînant. La charrette s'est renversée, moi j'étais dessous et je croyais ma dernière heure arrivée. Heureusement encore que ma tête et mon bras étaient dehors et que j'ai pu appeler au secours. Le patron est arrivé peu après, suivi de deux autres ouvriers qui m'ont dégagé tant bien que mal. Sans eux, j'aurais fini par étouffer.

Cette histoire m'a refroidi, et quinze jours après j'ai fait la demande pour entrer aux Chemins de fer. C'était au mois de Décembre 1937.

Le trois janvier 1938, je recevais la lettre du chef du Dépôt de la S.N.C.F. des Laumes. Je me suis présenté aussitôt, heureux de m'être débarrassé de la culture.

Au dépôt, on m'a donné des chiffons, du pétrole et un grattoir et on m'a dit : vous allez en dessous des locomotives, qui sont sur les fosses, et vous allez nettoyer les bielles, qui étaient pleines de cambouis. Ça me dégoulinait sur la figure, partout. J'enlevais aussi des scories dans les fosses, je déchargeais les wagons de charbon, etc.

Au bout d'un mois, je commençais à en avoir déjà assez et il s'en fallut de peu que je donne ma démission. Les anciens m'ont encouragé alors, ils m'ont dit que ce n'était qu'un mauvais moment à passer et que tous les débutants commençaient par ce boulot-là. Avec les 300 francs que je gagnais par mois, il me fallait payer ma chambre. faire laver mon linge, de sorte qu'il ne me restait pas grand chose pour sortir au bal.

Je suis quand même resté un an, après quoi j'ai demandé à venir à Paris, car j'avais un frère qui y habitait. J'ai été donc atterrir à Villeneuve-Saint-Georges où il fallait décharger des wagons de ferraille et de pièces détachées. J'ai encore trouvé ce travail trop dur pour moi et j'ai demandé pour être garçon de bureau à Paris. Je l'ai obtenu

au 38 rue La Bruyère, et, depuis 1944, j'y suis encore.

Mais ce que je n'ai pas dit, c'est qu'à la déclaration de guerre, en 1939, j'ai été mobilisé dès le premier jour. J'ai parcouru toute l'Alsace pour me faire prisonnier dans la Meurthe-et-Moselle. Les allemands ont, d'un seul coup de filet, fait dans les 30.000 prisonniers dans le coin.

Comme au bout de six mois on nous a envoyés en Allemagne, mon travail consistait là-bas de tenir par la bride des chevaux blessés, ramenés du front, que 5 ou 6 soldats tuaient d'un coup de fusil. Et ce n'est pas tout ; après il fallait les enterrer. Ce n'était pas drôle, car si le cheval bougeait tant soit peu, c'est moi qui pouvais recevoir une balle dans le crâne. J'en avais vraiment peur. Et c'était comme ça tous les jours. J'aime mieux vous dire que quand c'était terminé, j'étais plutôt content.

Après peut-être un mois, ils ont commencé à renvoyer des français chez eux : des cultivateurs, des électriciens, des ajusteurs-tourneurs, des mineurs et à la fin, les cheminots. Je craignais le coup de passer à travers, et j'ai poussé un grand soupir quand j'ai entendu mon nom, le tout dernier sur la liste. Ils nous ont accompagné jusqu'à la frontière de Kehl et une fois en France, j'ai poussé un autre soupir malgré qu'il y avait encore des allemands chez nous. Evidemment, je pourrais raconter bien d'autres histoires, mais ce sont de trop mauvais souvenirs.

Ensuite, comme les bals étaient interdits dans Paris, j'allais le samedi et le dimanche danser en banlieue, à Juvisy, Villeneuvele-Roy, Athis-Mons. C'est d'ailleurs là que j'ai fait la connaissance de ma femme. C'était un dimanche début Avril 1944. La veille, j'étais au ravitaillement en Bretagne et tout en dansant, nous avons justement parlé du ravitaillement. Alors elle m'a dit qu'elle n'avait pas grand chose à manger, qu'elle avait une petite fille de 8 ans et qu'elle faisait tout son possible pour qu'elle ne manque de rien. Là dessus je lui ai dit que moi j'étais tout seul et que j'avais assez facilement du ravitaillement, car étant cheminot, j'allais le chercher directement en Bretagne. Si bien que je lui ai fait un pari. Si elle revenait le dimanche suivant, je lui apporterais une grosse tartine de pain avec beaucoup de beurre. Le fait est que le dimanche suivant, je suis venu danser avec une musette et mes tartines de beurre dedans.

Nous avons continué à nous voir et j'ai fini par la demander en mariage au mois de juin, lequel mariage a eu lieu le 30 juillet 1944. Les allemands étaient encore à Paris et pour avoir du ravitaillement ce n'était pas facile. Nous nous sommes mariés dans l'église de Saint-Médard, juste à côté de la rue Mouffetard. Là nous avons assez ri car nous sommes arrivés à l'église avec une heure de retard et il n'y avait plus de curé et il fallait le chercher partout. Tous les invités et moi-même nous étions à sa recherche. Finalement cela s'est passé pas trop mal et nous avons eu notre premier fils 3 ans après et le second un an après.

Voyant que je ne pouvais plus y arriver, je me suis mis à dessiner d'abord et peindre ensuite, à la gouache sur du papier.

Et c'est en 1947 que j'ai fait la connaissance de M. de la Frégonnière au 20 de la rue de Rome où je travaillais à cette époque. C'est donc là qu'il s'est intéressé à mes gouaches et m'a demandé si je ne pouvais pas faire de la vraie peinture sur de la toile. Je n'y tenais pas, mais il m'a tellement encouragé que j'ai fini par consentir. Il m'a promis de m'apporter en revenant dans deux jours de la toile, de la peinture à l'huile, de l'essence de térébenthine, de l'huile de lin et des pinceaux et il m'a dit : tâchez de me faire un tableau avec ça et je vous l'achète aussitôt. Eh bien, le premier tableau que j'ai fait à l'huile n'a pas mal réussi. J'avais fait une rivière avec des barques sur le bord et les pêcheurs. Une vue de l'Yonne, d'ailleurs, où j'ai passé une bonne partie de ma vie. C'est lui qui m'a fait connaître, fin 1947 la Galerie de Berri qui m'avait fait deux expositions et vendu beaucoup de mes toiles à la Galerie Knödler à New York.

Ensuite j'ai fait la connaissance de M. Anatole Jakovsky qui, lui, s'est vraiment occupé de moi comme peintre naïf. C'est lui qui m'a fait exposer dans plusieurs endroits en France avec plusieurs autres peintres également naïfs. Aussi, ma foi, je suis bien parti depuis. Grâce à lui encore, j'ai fait la connaissance de M. Mathieu qui a aussi beaucoup fait pour les naïfs. Ainsi il m'a fait illustrer le Bœuf clandestin de Marcel Aymé pour les Editions Gallimard. En plus, il nous a fait passer dans un film intitulé Le voyage à Paris, avec le texte de M. Aymé.

Depuis que j'habite Achères, j'ai entrepris un jardin qui me donne de la satisfaction quand je peux y aller travailler un peu, car cela me délasse de ma peinture. Ce qui m'amuse le plus, c'est que je n'ai plus le temps d'aller à ma pêche et pourtant j'adore pêcher. Il y a seulement cinq ou six ans, je partais en vacances, sur ma moto, pour un mois, toujours dans l'Yonne, et là je m'adonnais à mon sport favori. Il consistait à partir à 4 heures du matin avec des amis, rester au bord de l'eau jusqu'à midi, sur quoi on repartait de 2 heures jusqu'à 8 heures du soir. Maintenant, je n'ai plus le temps.

Je tâcherai de me rattraper à la retraite, si j'ai le bonheur d'y arriver, puisque j'ai encore 7 ans à faire à la S.N.C.F., tout en ayant déjà fait 26 ans.

J'espère arriver à la fin et que je continuerai avec autant de succès mes peintures. Et je remercie tous ceux qui m'ont aidé à arriver à ce résultat."

 

 

André Demonchy.

Fait à Achères, le 20 janvier 1962.

Une partie des nombreux tableaux que l'on peut retrouver dans la revue "Temps mélês"

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